L’irritation du Chasseur d’Ombres à qui on l’a assignée est presque palpable. Si une partie d’elle-même le comprend – on ne choisit pas de se coltiner une Terrestre sans capacités physiques particulières tous les jours –, elle ne peut pas s’empêcher de lui en vouloir. Lui en vouloir, pour la regarder de haut. Lui en vouloir, pour avoir tenté de la semer il y a deux blocs, pour son haussement d’épaules indifférent lorsqu’elle l’a rattrapé, ses yeux verts furieux. Si un regard pouvait tuer, son compagnon serait mort sur le coup ; mais elle n’a rien de spécial, pas l’ombre d’un pouvoir, et doit se contenter d’irradier la colère, et imiter l’air hautain de son compère pour éviter les problèmes.

Entre le Chasseur laconique et son mutisme boudeur, la conversation n’est pas bien avancée ; et pourtant, on n’a largement pas besoin d’eux pour assurer la conversation et l’ambiance locale. Sa Vue s’est développée depuis que le Monde Obscur s’est dévoilé à elle dans toute sa splendeur, et là où elle ne distinguait que des ombres à la limite de son champ de vision, elle voit désormais ceux qui s’y cachent, les recoins de ce monde parallèle qui, auparavant, lui étaient cachés. Cependant, pas besoin de charmes ou d’illusions pour masquer la dispute entre deux des clients du bar, dont les cris étaient bien assez audibles pour rendre inutile toute tentative de dissimulation. La silhouette de l’homme se floute, sa peau pâlit de plusieurs tons, et elle arrive presque à distinguer les canines acérées sous les lèvres fines. Même une idiote l’aurait compris : vampire. Aslynn a un mouvement de recul — les buveurs de sang n’ont jamais été ses Créatures préférées, et être passée à deux doigts d’être drainée de sa vie par l’un d’entre eux n’a pas arrangé les choses. Peut-être que parmi tous les habitants du Monde Obscur, c’est bien eux qu’elle craint le plus, les monstres sortis de ses cauchemars en clair-obscur, où se mêlaient, avant, éclats dans le noir et ombres sous sa fenêtre.

Un coup d’œil à celui qui l’accompagne. Il est déjà occupé, scannant le bar d’un regard perçant, mais négligeant une autre potentielle menace à ses côtés : elle. Profitant de son attention détournée, elle n’a aucun mal à se glisser au-dehors, ses pas assez assurés pour ne pas faire trop de bruit. C’est là qu’elle retrouve la bagarre en cour, en s’enfonçant dans une ruelle que tout passant sain n’aurait pas idée d’emprunter ; le genre d’endroit où on aurait, sans difficulté, croisé un pickpocket, ou pire. Mais le spectacle qui s’étale sous ses yeux est loin d’être ordinaire. C’est pas tous les jours qu’on a un vampire et une louve-garou prêt à en découdre. S’imposer entre eux est peut-être bien la pire idée du monde, mais avant qu’elle ne puisse même envisager de reculer, les yeux injectés de sang du fils de la Nuit se sont posés sur elle. « Chasseuse d’Ombres. » siffle-t-il d’une voix rendue pâteuse par la boisson (du vin lacé de sang, probablement. Ou le contraire.). Elle n’a pas le courage de le détromper, et seule sa peau vierge de runes la différencie des Nephilim, bien qu’elle porte leur uniforme et équipement. « Lâchez-vous ! » Sa voix est plus tremblante qu’elle ne le pensait, et elle s’en maudit. « Vous voyez pas que quelqu’un d’autre va arriver si vous la mettez pas en sourdine ? » Et c’est ainsi que je vais mourir, ironise-t-elle en silence. Déchiquetée par deux Downwordlers mécontents.